V, comme voile

Comme tous les Montréalais, je suis insulaire ; contrairement à beaucoup de montréalais, je ne l’ai jamais oublié. J’ai passé les premières années de ma vie à quelques coups de brasse du fleuve, à entendre les cornes de brume fendre la nuit. Puis, il y eut Sherbrooke et ses deux rivières, Québec où le fleuve s’étire, l’ile Ste-Thérèse dans le Richelieu, la petite maison de la rivière aux Vaches, et depuis quelques années, ma toute personnelle rive de la Saint-François.

Malgré tout, je n’ai jamais été de type nautique. Bien sûr, il y a eu les cours de natation, avec des velléités de devenir sauveteure à l’adolescence. Il y eut de nombreux week-ends dans une chaloupe, à se remettre de la veille plus qu’à pêcher. Il y eut même un bateau dans la cour de mon duplex, pour explorer les iles autour de Montréal. Il y a aussi eu le Damabiah, ce voilier que Mireille et Joël ont restauré avec amour et patience, à bord duquel ils découvrent depuis les camaïeux des eaux bleues – ce même Damabiah dont j’ai gardé un boulon, que je porte en pendentif depuis sa mise à l’eau, au millénaire dernier.

Mais la voile pour moi ? Non, merci, j’ai une montagne à gravir. Plutôt genre mollet groundé que pied marin.

Ça, c’était avant juin 2016, avant mon premier séjour à bord d’un voilier. Quelque chose comme un coup de foudre indolent. Quelque chose comme de savoir, intuitivement, que le reste de ma vie sera, le plus possible, fait de ça.

J’ai tenté de comprendre pourquoi la voile m’a ainsi happée, complètement.

Peut-être parce que c’est une communion du corps et de l’esprit. Quand je fais de la voile je n’ai pas le temps de me dire que je suis tellement pas ça, et beaucoup trop ci. Pas le temps non plus de me demander ce qui agite Twitter, ce qui casse Facebook. La voile me permet d’occuper mon corps assez pour ne pas avoir le temps de le juger, tout en ayant l’esprit qui tourne assez pour éjecter le hamster de sa roue – et tout ça, en faisant ce que je préfère au monde: jouer dehors. Être ailleurs du corps et de l’esprit permet, paradoxalement, d’être présent à soi comme jamais.

Peut-être aussi que j’aime la voile parce que c’est une certaine métaphore de la vie. Il y a un peu de théorie, pas mal de pratique, et beaucoup d’essais / erreurs. On peut apprendre par soi-même, s’instruire par les livres, ou être guidé et bénéficier de l’expérience des autres. On doit étudier les routes à suivre, soupeser les diverses options, être prêts à changer ses plans pour une météo défavorable. Faut avoir le bon équipement, être prêt à réagir aux vents contraires. On doit choisir avec soin ses équipiers parce que, par gros temps, mieux vaut pouvoir compter les uns sur les autres. Comme dans la vie, peu importe ce qu’on croit avoir appris, ce sera toujours la mer qui aura le dernier mot et au final, il ne restera de l’aventure que l’expérience vécue.

Peut-être aussi que j’aime la voile parce que l’ethnologue en moi aborde un nouveau continent, loin de la terre. C’est un univers avec ses codes propres, avec ses héros, ses mythes, ses rites, son territoire. Avec sa langue, surtout, hermétique aux non initiés, qui chante à mes oreilles. Il y a quelques semaines à peine, « Choquez l’écoute de foc », c’était du même acabit que le « souquez les artémuses » de la fille du pirate… Approcher la voile, c’est entrer de plain-pied dans un univers narratif, où les personnages sont des archétypes, où l’on transmet son savoir en racontant des histoires. Comme celles de Guy, le vieux loup de mer taciturne toujours prêt à partager une bière à la Trinquette. Ou celles de Charlie, mon jeune instructeur du Club de voile, qui entraine avec patience et passion la relève. Ou comme celles de Pierre-Paul, ce Belge en mouillage à Baie Saint-Paul depuis quelques années, ski bum ascendant voileux. La voile est une culture avec ses croyances et ses interdits, qui permettent de remonter dans la mémoire de la navigation – ainsi, ne dit-on pas impunément « lapin » sur un voilier… La navigation est une culture riche et complexe, que je commence tout juste à appréhender et qui, déjà, me submerge de la plus belle des façons.

Alors voilà. Il en est de la voile comme de la vie : l’embarcation, la destination, la route, les équipiers peuvent changer. Il ne reste qu’à profiter du voyage, et espérer que le vent nous portera.